mardi 13 mai 2014

36 millions et + de technophobes


La vidéo de "Look up" (2014) de Gary Turk nous enjoint a lever les yeux de nos téléphones portables et de voir. La rhétorique est simple : “en haut”, les relations vraies, les amis, les moments partagés, les échanges de regard. “En bas”, l’isolation, les occasions manquées de rencontre, les illusions…


Xavier Delaporte a déjà parlé de cette vidéo. Thierry Crouzet, qui s’est livré a une expérience de déconnexion volontaire, a également donné son point de vue

Ce n’est pas la première vidéo de ce type. "I forgot my phone" (2013) est construit sur le même modèle. Ces vidéos sont des continuations de paniques morales construites à propos de l’Internet et de ses dangers pour la jeunesse. Une première série de discours présentait l’Internet comme un espace dans lequel les enfants pouvaient rencontrer une série de risques. Ces risques concernaient leur moralité, leur intégrité physique, voire meme leur vies. Du fait du caractère de l’Internet, les enfants pouvaient avoir accès à de la pornographe, des discours haineux, racistes, croiser des néo-nazis et des pédophiles (Squire, 1996; Sadar, 1995)

De nouveaux discours sont en formation. Ils ne présentent plus les mondes numériques comme des Sodomes numériques, mais comme des espaces stérilisants pour les relations sociales. Le téléphone portable est particulièrement visé. Ces deux vidéos enjoignent à s’en détacher pour regarder autour de soi, et bien évidement, croiser des visages souriants et des personnes désireuses de s’engager dans des interactions riches. Ici, le téléphone et l’Internet isolent des relations sociales, éloignent du vrai, de l’amical et du fraternel. On aurait donc deux mondes. Un monde articificiel, technologique, médiatisé, et un monde immédiat, fait de la vérité de la chair et du désir.

Une vision techno-déterministe

La vision sous-jacente à ces vidéos est l’idée selon laquelle les sociétés et les individus sont déterminés par nos objets techniques. Les objets techniques exercent une influence sur les pratiques sociales et produisent ainsi des changements dans les sociétés. C’est ce techno-déterminisme qui est à l’origine de la figure du “digital native”, cet enfant né dans un riche environnement médiatique et grandissant dans une nature numérique généreuse. Le “digital native” est dans un rapport si immédiat au numérique qu’il n’a pas besoin de passer par les apprentissages et les transmissions. Il a une connaissance intuitive des applications et il utilise les espaces numériques comme lieux de rencontre avec d’autres digiborigènes. Pour que le portrait soit complet, il faut ajouter a cet imaginaire positif une version plus sombre. Le digiborigène n’est plus l’enfant solaire de la nature numérique. Il est l’enfant sombre de la “bed room culture” qui compense l’espace limité de sa chambre par les champs infinis du numérique.

Qu’ils soient les digiborigènes solaires ou les sombres enfants coupés de relations “vraies”, ils sont les produits de l’environnement technique dans lequel ils sont nés. Il sont déterminés par la technique.

Ce techno-déterminisne est une vision incomplète du problème. Il ne prend pas en compte que les effets d’une technique ne sont pas le mémé pour tous. Il est différent en fonction des compétences des personnes et des groupes qu’ils composent, et des sens qu’ils donnent à la technique. Il ne prend pas non plus en compte le fait que les objets techniques ne tombent pas du ciel. L'environnement technique dans lequel les enfants d’aujourd’hui naissent et grandissent a une histoire. Les objets techniques ont leur mode d’existence. Ils sont eux-mêmes des produits de la société. Parler du téléphone portable et des jeunes comme une réalité homogène, c’est ne pas prendre en compte que parmi ces jeunes, les usages et les effets ne seront pas les meme selon les classes sociales, le niveau d’étude, ou le sexe. Le téléphone a des affordances qui invite a des utilisations particulières - par exemple, parce qu’il est “portable”, il encourage a l’avoir sur soi à tout moment ; parce qu’il a un appareil photographique, il invite a prendre des photographies ; parce qu’il a un accès internet, il pousse a partager les images sur le réseau. Le téléphone portable est loin d’éloigner les jeunes les uns des autres. Il est utilisé pour renforcer ou maintenir des liens existants. Les réseaux sociaux sont investis d’une manière similaire. En d’autres termes, les écrans sont utilisés par le petit peuple des enfants et des adolescents pour créer et investir des espaces. Il dispose des moyens d’expression que n’avaient pas les générations précédentes. Une nouvelle fois, les adultes ont des occasions de décoloniser la jeunesse.

Une vision technophobe

Dans un monde ou la technologie est plus présente que jamais, il peut sembler étonnant d’utiliser le terme de technopole. Avons-nous en effet été plus proches de nos objets techniques ? Les ordinateurs et les téléphones portables nous accompagnent dans nos activités quotidiennes. Ils président à nos affaires, nos vies privées, et nos loisirs. Ils sont les comptables de nos plaisirs et de nos quotidiens.

Cela n’empêche pas une certaine attitude négative a priori à propos de la technologie. Cette attitude se traduit par des comportements ou des pensées chargés d’anxiété dès lors que des objets techniques sont en jeu. Les ordinateurs et les smartphones parce qu’ils sont a la fois les objets les plus banaux et les plus à la pointe de la technologie, concentrent sur eux toutes les anxiétés technologiques


La technophobie est définie par : 1) l’anxiété à propos des interactions actuelles ou futures avec des ordinateurs, ou une technologie en lien avec les ordinateurs; 2) des attitudes globalement négatives vis à vis des machines, leur fonctionnement et leur impact social et 3) des pensées négatives ou des attitudes internes autocritiques pendant l’interaction avec l’ordinateur ou avant l’interaction. (Rosen and Weill, 1990) 

Il a été estimé qu’entre un quart et un tiers de la population du monde industriel est technophobe à un degré ou un autre (Brosman et Davidson, 1994). Cette technophobie est un phénomène durable. Elle n’est pas entamée par la relation de plus en plus étroite que nous avons avec les machines. Il est même possible qu’elle soit augmentée puisqu’il a été montrer que les quinquagénaires sont moins anxieux vis-à-vis des machines que les trentenaires, alors qu’ils passent moins de temps avec elles 

La vision technophobe est appelée par la vision techno-déterministe. En effet, penser que l’on est changé sans pouvoir rien y faire par une technologie que l’on présente comme ubiquitaire et toute puissante suscite de l’anxiété. On comprend alors mieux la réponse qui est donnée - débranchez! fuyez les machines. Mais cette solution est inadéquate parce qu’elle est une réponse a un problème qui est mal posé.



  • Squire, Shelagh J. "Re-Territorializing knowledge (s): electronic spaces and'virtual geographies'." Area (1996): 101-103.
  • Sardar, Ziauddin. "alt. civilizations. faq cyberspace as the darker side of the West." Futures 27.7 (1995): 777-794.
  • Rosen, Larry D, and Phyllisann Maguire. "Myths and realities of computerphobia: A meta-analysis." Anxiety Research 3.3 (1990): 175-191.
  • Chua, Siew Lian, Der-Thanq Chen, and Angela FL Wong. "Computer anxiety and its correlates: a meta-analysis." Computers in human behavior 15.5 (1999): 609-623.
  • Weil, Michelle M, Larry D Rosen, and Stuart E Wugalter. "The etiology of computerphobia." Computers in Human Behavior 6.4 (1990): 361-379.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire